Tu es heureux ? c'est une question à laquelle elle oublie régulièrement de réfléchir, à vrai dire. inconsciemment, elle s'imagine sans doute l'être. après tout, elle est en bonne santé, et mène un train de vie confortable. ainsi elle ne s'estime pas en position de se faire plaindre.
Des tics, manies, superstitions ? anciennement embonpoint, elle contrôle les valeurs nutritionnelles de tout ce qu'elle ingère. manger à l'extérieur est pour elle un vrai calvaire, elle déteste faire des repas trop copieux. alors, elle court aussi très souvent. elle chante très souvent sous la douche, mais également lorsqu'elle est au volant. autrement, elle a la fâcheuse tendance à ne jamais venir à bout d'un livre. cela fait quatre fois qu'elle essaie de terminer 1984 de george orwell, en vain. dans la rue, elle s'arrête pour donner une caresse à chaque chien qu'elle croise. aussi, elle ne ferme jamais la porte lorsqu'elle fait pipi. une sale manie qu'elle doit peut-être à son célibat. enfin, elle croit que chacun de ses actes aura des répercutions sur sa propre vie et tente continuellement d'offrir sa gentillesse à tout le monde et son respect à l'environnement.
Raconte moi ta journée idéale ? sa journée idéale ressemblerait à une journée passée chez elle, seulement vêtue d'un pyjama. elle n'aurait pas à se préoccuper de ses voisins, et écouterait de la musique à un volume entièrement déraisonnable. et puis, elle pourrait manger tout et n'importe quoi sans avoir à calculer le nombre de calories ingérées.
Tu emmènerai quoi sur une île déserte ? elle pourrait possiblement hésiter entre un maillot de bain ou bien un tube de crème solaire. or, si l'on estime qu'une île déserte ne comporte aucune forme de vie quelconque, un maillot de bain devient inutile puisqu'elle n'aurait rien à cacher à personne. alors, elle partirait avec un tube de crème solaire pour la protéger des uva et uvb.
Tu aimes Woontucket ? premièrement, elle ne vit ici que depuis une année. ainsi, elle est loin d'avoir eu le temps de prendre le recul nécessaire pour répondre à cette question. ensuite, elle a atterri ici pour y retrouver quelqu'un. et étant donné que ce quelqu'un ne fait aujourd'hui plus partie de sa vie, il se pourrait qu'elle conserve de woontucket un goût particulièrement amer.
break the iceSaga l'avait rencontré en plein mois de juillet, alors qu'elle travaillait en tant que saisonnière chez un glacier de Stockholm. Scott, lui, était là dans le cadre d'un voyage d'affaire. Il avait poussé la porte par pur hasard après une longue journée faite de meetings dans l'un des buildings qui bordaient le modeste commerce climatisé. Elle portait une tenue absolument ridicule constituée d'un tablier vert sapin parsemé de tâches et d'une casquette assortie. Il était resté devant elle un bon moment, ne sachant quel parfum choisir et avait fini par lui demander lequel elle préférait. Elle lui avait alors servi deux boules de glace à la menthe et aux copeaux de chocolat dans un maigre cône, et il s'était étonné du fait qu'elle n'ait pas mélangé deux saveurs différentes. Le lendemain, il était revenu. De nouveau, elle l'avait servi. Puis à la fin de la semaine, il avait attendu la fermeture du glacier pour l'emmener dîner dans un chic restaurant de la capitale suédoise. Scott du repartir aux États-Unis le jour d'après, mais il était revenu un an plus tard. Cette fois-ci, il était venu pour des vacances, et il l'avait retrouvée derrière son comptoir et ses cents parfums différents. Sauf qu'il n'était plus là pour une crème glacée, mais pour la séduire.
Saga et Scott étaient assis à la terrasse du glacier, là où elle avait toujours travaillé l'été et notamment là où il l'avait rencontrée deux ans auparavant. Chacun tenait entre ses mains un maigre cône au centre duquel fondait deux boules de crème glacée parfum menthe et copeaux de chocolat. Leur goût préféré. “
Viens avec moi en Amérique.” avait lancé l'américain. Depuis quelques jours, et depuis que son retour pour l'autre bout du monde se faisait imminent, il revenait constamment sur le sujet. “
Saga, tu as fini tes études et des architectes sont sollicités aux États-Unis aussi, crois-moi.” Elle ne savait jamais quoi répondre. Ce n'était pas rien de décider de quitter son pays, sa famille, et toutes les choses qui avaient un jour constitué sa vie pour aller s'installer de l'autre côté de l'océan. “
Bébé, s'il te plaît.” Il lui avait relevé le menton en l'attrapant du bout de ses doigts. “
Et puis, tu sais, si ce que tu veux c'est vendre des sorbets, on te trouvera un local.” Saga leva les yeux au ciel. “
Crétin! Tu sais très bien que ce n'est pas ça.” Puis elle mordit de nouveau dans sa glace. “
Alors quoi?” La nuit recouvrait presque les buildings de Stockholm mais la pollution empêchait la jeune femme d'apercevoir les étoiles. “
En tout cas, j'ai annoncé la nouvelle à Gustav et il était ravi.” En l'entendant, elle fronça les sourcils. “
Qu'as-tu dit à mon père, idiot?” C'est ainsi qu'elle appelait Scott la plupart du temps. “
Qu'on allait se marier.” Elle manqua de s'étouffer de peu. “
Pardon?” Il lui en avait déjà parlé, mais elle n'avait pas pensé une seule seconde qu'il était réellement sérieux. “
Saga, me ferais-tu l'honneur de devenir mon épouse?” Elle songeait au fait qu'en matière de demandes en mariage, Scott ne remporterait sans doute pas le meilleur prix. La jeune suédoise se mordilla alors la lèvre inférieure. “
C'est d'accord. Mais ne te fais pas d'idées, je ne pourrais jamais rentrer avec toi à la fin de la semaine, on obtiendra jamais un visa permanent aussi rapidement.” Elle s'était renseigné quelques jours avant ça et avait découvert que les délais qui précédait l'obtention d'une telle autorisation était parfois interminable. Scott croqua un morceau de son cône. “
J'en ai parlé à mon avocat. Les procédures sont en court. En attendant, il t'a obtenu un visa pour les deux prochaines années.” Généralement, qu'il prenne de telles initiatives sans en discuter avec elle l'énervait. Comme lorsqu'en décembre, il lui avait envoyé un billet d'avion pour passer les fêtes de Thanksgiving chez lui. “
Quoi d'autre?” Il part étonné par cette interrogation. “
Comment ça?” Elle croqua à son tour une dernière fois dans son cône avant de le poser sur la table. Elle ne le finissait jamais. “
Qu'as-tu planifié d'autre sans m'en parler?” Il l'observa tandis qu'elle frottait entre ses mains une serviette de papier blanc. “
Ah, ça... J'ai demandé à ta mère de réunir quelques affaires que l'on pourrait emmener tout de suite. Et puis tu as un entretien le lendemain de notre arrivée dans un cabinet d'architectes près de Woontucket.” Saga se pencha alors au dessus de la table pour cogner gentiment son poing contre l'épaule de l'américain. “
Et le mariage?” “
Quoi le mariage?” Il avala la fin de son cône puis attrapa ce qu'il restait de celui de la jeune femme. “
Tu prévois d'envoyer un avion pour accompagner toute ma famille de l'autre côté de l'Atlantique?” Chacun esquissa alors un grand sourire. Bien qu'il en ait les moyens, Saga savait que ce n'était pas dans les projets du jeune homme. “
Non, en fait, je pensais que l'on pourrait se marier à Vegas. Dans l'une de ses églises où Elvis nous dit des prières entre deux accords de guitare désaccordées.” Elle ria alors. Sans doute qu'en cet occasion elle portait une robe rose fuchsia digne d'un déguisement de Halloween et un diadème en plastique. “
Gustav était d'accord pour ça aussi?” Ses parents étaient croyants. “
On n'est pas obligés de lui en parler, si?”
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Elle savait que son mariage n'était pas parfait. Se marier avec un homme que l'on a pas vu plus de 31 jours de suite, ce n'était pas parfait. Se marier avec un homme dans une pseudo église dans le Nevada, en jean et avec plusieurs grammes d'alcool dans le sang, ce n'était pas parfait. Pourtant, elle y avait cru. Peut-être que son destin n'était pas de porter une jolie robe blanche et de défiler au bras de son père devant tous les membres de sa famille. Mais elle pensait que, peut-être, elle aurait trouvé son bonheur ailleurs. “
Alors j'ai quitté Stockholm pour ça?” Elle était à genoux sur le lit qu'ils avaient partagés ensemble jusqu'à quelques semaines auparavant. “
Pour quoi est-ce que j'ai quitté Stockholm, d'ailleurs? Six mois d'euphorie, et six mois d'un quotidien infernal?” Elle avait eu peur que ça se passe un jour de cette façon. “
Oh, ça va. T'as rien fait pour rendre les choses moins compliquées, Saga.” Il répondait toujours de la même manière, avec des réponses vagues. Il remettait la faute sur elle, mais pas trop tout de même. Dans le fond, ni l'un ni l'autre ne savaient vraiment pourquoi les choses s'étaient dégradées ainsi. “
Pourquoi est-ce qu'il a fallu que tu me choisisses comme on choisit une boule à neige dans un boutique de souvenirs?” Souvent Saga pensait qu'il aurait pu se contenter du souvenir d'avoir rencontré une jolie vendeuse de glaces, plutôt que de revenir la chercher pour l'emmener sur un autre continent. “
Comme on choisit un parfum au comptoir d'un glacier.” Elle pleurait. Depuis le début, elle pleurait. Ce n'était pas nécessairement de la tristesse. Elle pleurait surtout de déception, d'énervement. “
On pourrait essayer de recoller les morceaux, Scott.” Peut-être qu'à présent aucun d'entre eux ne ressentait plus rien pour l'autre. Mais ce n'avait pas toujours été le cas. Et sans doute qu'en grattant un peu, on retrouverait en eux des sentiments amoureux pas si profondément que ça. “
On signera les papiers au courant de l'année prochaine, mon avocat pense qu'il est préférable que l'on divorce à l'amiable. Il est prévu que je te verse de l'argent. Et pour ce qui est de ton visa permanent, je te donnerai ses coordonnées, il travaille toujours dessus. J'ai déjà réglé les frais.” Elle attrapa un oreiller qu'elle lui lança à la figure. “
Mais écoute-moi, merde! Scott, on pourrait essayer de repartir à zéro.” Saga se leva du lit pour faire quelques pas dans la direction de celui qui était encore son mari. “
Demande-moi.” Ils avaient plusieurs fois déjà joué à ce jeu-là, tous les deux. Ils se remémoraient la façon dont il l'avait abordée pour la première fois. “
Demande-moi quel est mon parfum préféré.” Scott s'avança vers elle. Il plongea son regard dans le sien, surplombant la jeune femme avec son mètre quatre-vingt. Elle savait en cet instant qu'il était à la limite de céder. Mais elle savait aussi que Scott ne revenait jamais sur une décision. “
Teresa t'a préparé la maison d'amis. Je pars à Barcelone dans quinze jours. Ce serait bien que, d'ici là, tu aies trouvé autre chose.” Et puis il lui tourna le dos, définitivement.